15 juillet 2015

Mère, pourquoi m'as-tu abandonnée ?

Cet article a été rédigé les 10 et 11 juillet.                                                                           

J'ai bientôt 34 ans, l'âge du Christ il paraît.

"C'est plus grave que ce qu'on pensait."


La petite phrase qu'on craint tous d'entendre, après une intervention bénigne.
Cette petite phrase, on me l'a dite il y a quinze jours bientôt. 

"Il va falloir faire des examens et vous réopérer. Je suis désolée."

La biopsie est claire, il ne faut pas traîner. Ordonnance d'irm, de scanner, prises de sang, tout s'enchaîne, vite. Partout, il y a écrit URGENT, en grandes lettres qui hurlent sous mes yeux. Je sors du cabinet, complètement sonnée, hagarde. On hésite à me laisser repartir, "vous voulez que je vous mette en arrêt ?". Surtout pas. Rater les derniers jours de classe, alors que je ne ferai peut-être pas la rentrée ...

J'explose dans la voiture. Il n'y a pas de mots.


Et vite, très vite, la question : pourquoi ? pourquoi moi ? Je me sens trahie, affreusement trahie. Tout se mélange, il n'y a pas d'avant, plus d'après. Rentrée chez moi, devant mon autel, les mots et les images s'emmêlent. Je pleure aux pieds de la Mère, celle à qui je dis m'être consacrée, et je m'en sens loin, si loin. J'ai cherché tant de fois son Baiser, je l'ai invoquée et appelée à moi, je l'ai senti en moi et autour de moi. Est-ce ça le prix à payer ? J'ai tant donné, et on me prend tout ? Brisé par l'angoisse, mon corps m'échappe, je me sens dévorée, rongée par la putréfaction. L'haleine de la Mère est fétide, son Baiser ne peut-il être que celui de la Mort ? Est-Elle réellement la Maudite, la Mère de toutes les Abominations ? Me serais-je trompée de chemin ? Ma voix est devenue multiple, aux mantras à Kâli viennent se mêler les prières que je prononçais enfant et qui me rassurait dans le noir de ma chambre. Tout est devenu [Auc]Un.


1. Voici le secret du Saint Graal, à savoir le vase sacré de notre Dame la Prostituée, Babalon la Mère des Abominations, la fiancée de Chaos chevauchant notre Seigneur la Bête.
2. Tu transvaseras ton sang qui est ta vie dans la coupe en or de sa fornication.
3. Tu mêleras ta vie à la vie universelle. Tu n'en conserveras pas une seule goutte.

~ Liber Cheth, Aleister Crowley


Qu'est-ce qui me reste maintenant ? Tout, absolument tout est devenue Peur. Immense Peur. Je m'y accroche, je m'y replie. Et doucement je comprends que c'est cette Peur que je dois sacrifier, qu'alors j'aurai fait le plus grand don de moi-même, celui qu'Elle attend.

Je me relève et je marche, je pars marcher pendant des heures, seule, à réciter des mantras dans les champs de ma campagne alsacienne, je dois avoir l'air un peu folle pour les messieurs dames qui promènent leurs chiens. Je m'arrête à l’église et je prie devant la Vierge, devant Sainte-Odile. Je prie. Au pied de chaque arbre, je prie. Sur le petit pont au-dessus de ma rivière, je prie.

Devant mon autel, je prie. J'essuie mes larmes, je chasse ma Peur. Nous sommes tous en train de mourir, moi comme vous autres, que l'heure arrive demain ou dans trente ans n'a pas de sens, le Temps n'existe pas. J'ai toujours eu un doute concernant la Vie, est-ce vraiment un cadeau ? Je me rappelle les crises d'angoisses extrêmement violentes de mon adolescence ; les phases de dépression ; ces quelques moments où, sur l'autoroute, j'ai hésité à donner un coup de volant bien brusque pour finir dans la glissière de sécurité. Et maintenant ?

L'expérience de Vie n'est rien d'autre que ce qu'on en fait. Je choisis de la saisir et de l'embrasser de toutes mes forces, en parfait Amour et en parfaite Confiance.

Alors, devant l'autel, j'offre des danses à Notre Dame. Peut-être mon corps sera-t-il bientôt mutilé, peut-être ne sera-t-il plus ; en réalité, ça n'a pas d'importance, mon corps ne m'appartient pas. Il y a quelque chose d'infiniment douloureux dans ce constat ; mais aussi une Extase que je ne soupçonnais pas jusqu'alors. "Je" danse et "Je" se dissout dans le Corps et dans l'Amour de Celle qui Est. Je m'offre à Sa Coupe. Jusqu'à la dernière goutte.

Prises de sang, salles d'attente, machines assourdissantes. J'ai toujours eu peur de l'hôpital, la moindre seringue me fait tourner de l’œil. Et là en l'espace de dix jours, on me vide de mon sang, on m'injecte quantités de produits invasifs ; je passe entre les mains d'un nombre impressionnant de personnes. Je me sens morcelée, déchiquetée ; et pourtant chaque personne est d'une douceur, d'une présence réconfortante. Chacun est un visage de la Déesse. J'apprends beaucoup. Je me promets, si je ressors de tout ça, de m'en souvenir avec mes élèves, avec mes proches. Dieu Elle-Même est en chacun de nous, et nous avons la potentialité de l'incarner pour nous-même, comme pour autrui, en dirigeant notre Intention avec Conscience, notre Volonté avec Amour. Je pleure en entendant telle infirmière annoncer à cette femme venant de subir une mammectomie, en salle de réveil : "le ganglion est négatif, c'est une si belle nouvelle, non ?" Je pleure en voyant cette autre infirmière allumer la cigarette d'un patient visiblement en fin de vie, sur le parvis de l'hôpital, et lui tenir la main. Je pleure en croisant ces enfants portant un masque au pôle cancérologie infantile, ces parents aux yeux vides mais tellement emplis d'amour eux aussi.

Je pleure avec le sentiment que le Voile cachant toute la Beauté Terrible du monde se déchire.

Et que je me déchire avec lui.

                                                                             *

Alors que je suis sur le brancard devant le bloc opératoire, avant ma deuxième opération, la médecin qui me suit est venue me voir. "J'ai eu tous vos résultats, il n'y a rien de rien."

Rien au scanner.
Rien à l'irm.
Rien de détecté au niveau du sang.
Tout a été enlevé.

L'intervention ne se voudra donc qu'un contrôle. Il faudra que je sois surveillée ensuite, et la moindre alerte pourra donner lieu à une opération plus lourde. Mais pour le moment, il n'y a Rien. Je pleure encore une fois, de joie cette fois-ci. Dans quelques heures je serai rentrée.

                                                                               *


Alors, aujourd'hui, je danse pour Notre Dame. Mon corps est encore endolori, mais je danse. Le goût de la Peur est toujours sur ma langue, et je sais qu'il peut revenir vite.

Mais je danse.